Matière

Printemps 1996

Ce défaut d’expression [du rêve] est lié à la nature du matériau psychique dont le rêve dispose. Les arts plastiques, peinture, sculpture, comparés à la poésie, qui peut, elle, se servir de la parole, se trouvent dans une situation analogue : là aussi le défaut d’expression est dû à la nature du matériau utilisé par les deux arts, dans leur effort pour exprimer quelque chose.
Sigmund FREUD, L’Interprétation du rêve
(trad. PUF, 1967, modifiée par nous).

Tenir le hasard pour indigne de décider de notre destin, ce n’est rien d’autre qu’une rechute dans la conception pieuse du monde, dont Léonard lui-même prépara le dépassement en écrivant que le soleil ne se meut pas. Nous sommes naturellement mortifiés qu’un Dieu juste et une Providence clémente ne nous protègent pas mieux de telles incidences à l’époque la plus démunie de notre vie. Nous nous plaisons ainsi à oublier qu’à vrai dire tout dans notre vie est hasard, à partir de notre commencement, par la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule, hasard qui participe certes aux lois et à la nécessité de la nature, mais qui est sans rapport avec nos désirs et nos illusions. Le partage, dans ce qui détermine notre vie, entre les « nécessités » de notre constitution et les « hasards » de notre enfance peut bien être encore incertain dans le détail ; mais dans l’ensemble, il ne subsiste aucun doute quant à l’importance de nos premières années d’enfance. Tous, nous montrons encore trop peu de respect pour la nature qui, selon les paroles obscures de Léonard qui nous rappellent le propos d’Hamlet, « est pleine d’innombrables raisons qui n’ont jamais accédé à l’expérience » (la natura è pierra d’infinite ragioni che non furono mai in isperienza) ; chacun de nous, êtres humains, correspond à l’une des tentatives sans nombre dans lesquelles ces ragioni de la nature se fraient une voie vers l’expérience.
Sigmund FREUD, Un souvenir d’enfance
de Léonard de Vinci
(trad. Gallimard, 1987).

Nous avons inscrit en exergue de ce numéro ces deux énoncés soucieux des lois de la matière, de la nature, et des formes qu’elles génèrent, pour mettre sous leur signe le numéro qu’il nous paraît important de proposer à ce moment hésitant de l’état de la pensée. […]

 

Revue l’inactuel, n° 5, Calmann-Lévy
Parution : 01-05-1996


Sommaire

Présentation

L’objet et l’appareil. Matérialisme freudien, matérialités fétichiques
Patrick Lacoste

Matière à rêver
Maurice Dayan

Gauguin, Nietzsche, Aurier. Notes sur le renversement matériel du symbolisme
Jean Clay

L’image-matière. Poussière, ordure, saleté, sculpture au XVIe siècle
Georges Didi-Huberman

La consistance des langues
Georges-Arthur Goldschmidt

Du rêve au mot d’esprit, la fabrique de la langue
Jean-Claude Rolland

Paroles mathématiques
Didier Nordon

Les vestiges de l’amour
Jean-Michel Hirt

Le fond des choses
Éloïse Ungaro

Hors d’œuvre : Francis Ponge et la question de l’informel
Bernard Vouilloux

Argent et matière. L’institution financière et l’invention de la monnaie
Jean-Marie Thiveaud

Sur le matérialisme darwinien en éthique. À propos de l’effet réversif de l’évolution
Patrick Tort

Entretien

Sur la connaissance de la matière inorganique
Maurice Lévy